La manifestation, à défaut d’être toujours utile, est un objet d’étude tout à fait passionnant. Le livre collectif dirigé par le politiste Pierre Favre, sorti en 1990, est a priori l’un des premiers ouvrages francophones de science sociale se penchant sur cet objet et il mêle contributions d’historien·nes, de politistes et de sociologues. Les pistes ouvertes et travaillées sont multiples, de la gestion politique et policière des manifestations à l’invention des services d’ordre, de l’histoire des parcours à l’évolution du droit.
Les zooms sur certains manifestations emblématiques (la manifestation du PCF contre la venue du général Ridgway le 28 mai 1952 ; la manifestation des sidérurgistes du 23 mars 1979) permettent de réviser ou de compléter ses connaissances en histoire des mouvements sociaux. Les modèles et typologies de manifestations sont particulièrement stimulants : le tableau page 34 pourrait sans doute être réutilisé/réactualisé aujourd’hui tout comme les cinq modes de succession proposés page 40. Enfin les personnes qui comme moi ont sont entrées en politique avec le mouvement contre la réforme Devaquet (hiver 1988) bénéficieront d’un puissant effet madeleine de Proust (mes premières manifs à Issoudun et Châteauroux, mes premières AG, je n’ai jamais été aussi content d’aller au lycée et je n’ai jamais autant suivi les infos, bref). Le bouquin doit être dur à trouver en dehors des bibliothèques universitaires mais si vous avez la chance d’en fréquenter une, n’hésitez pas à emprunter ce livre.
Vus mes sujets de recherche, il serait temps que je m’intéresse un petit plus au droit. L’ouvrage dirigé par Roseline Letteron, La liberté de manifestation : du XIXe siècle aux Gilets jaunes, sorti en 2020, est composé de 15 chapitres, une majorité écrite par des juristes, plus une poignée d’historien·es (on retrouve Danielle Tartakowsky qui était déjà présente dans l’ouvrage de 1990) et de sociologues. On reste en France, à une exception près (le chapitre de Jean-Eric Branaa consacré aux États-Unis) et les angles choisis sont variés, qu’il s’agisse de l’histoire, tant des manifestations que des forces de l’ordre, et de l’évolution du droit, des parcours (on aurait pu sortir de Paris, rien que de lire Bastille-République, je baille…) ou, plus original, des types de manifestations abordées (prières de rue, Manif pour tous, Gilets jaunes, etc.). L’occasion d’apprendre quelques faits intéressants sur l’histoire récente, comme la mort du syndicaliste Lucien Barbier à Amiens le 6 novembre 1987 suite à une charge policière. Et l’occasion aussi de comprendre que la “liberté” de manifester en France est davantage une tolérance pouvant être remise en cause du jour au lendemain (ce qu’on a vu pour la COP21 ou pendant les confinements) qu’un droit à proprement parler. Et la rue, elle est à qui ? Elle est au pouvoir hélas.
Sabotage
Peut-être que vous vous en souvenez : juste avant le “grand moment de liesse populaire et sportive”, une action de sabotage d’envergure touche le réseau TGV, 4 lignes sont sabotées simultanément, une 5e action échoue, plus de 800 000 personnes se retrouvent bloquées. Et juste avant que ce fait ne disparaisse totalement de l’actualité – le nombre de médailles de la France, c’est quand même plus important -, tous les médias ou presque produisent de l’information comme ils savent le faire, c’est-à-dire en relayant bêtement les sources policières. Ils reprennent par exemple les propos du ministre de l’intérieur de l’époque. Selon GD, les “sabotages étaient volontaires, très précis, extrêmement bien ciblés”, ce qui serait “le mode traditionnel d’action de l’ultragauche”. C’est évidemment une plaisanterie. Si on était en Italie dans les années 1970, à la rigueur, ce serait plausible. Mais imaginer en France aujourd’hui un quelconque collectif d’ultragauche capable de mener de façon coordonnée 5 actions en des points différents du territoire, c’est de la science-fiction. Le plus radical qu’ait su faire l’ultragauche contre les JO, ce fut d’accrocher des banderoles sur des ponts… Ce que sait aussi très bien faire l’ultragauche, c’est produire des brochures très utiles comme celle visant à limiter au maximum les traces d’ADN lors des actions (blablADN, 2020).
Manque de bol, un “militant d’ultragauche” est interpelé le dimanche suivant. Les informations sont précises : “L’homme avait dans son véhicule “des clés d’accès à des locaux techniques de la SNCF”, des “pinces coupantes”, un “jeu de clés universelles” notamment, ainsi que de la littérature en lien avec l’ultragauche […] Il avait notamment l’ouvrage de Romain Huët Le vertige de l’émeute : de la Zad aux Gilets jaunes” (Libération, AFP, 29 juillet). Quelques jours plus tard, le scoop se dégonfle, le type avait des bombes de peinture et voulait faire des tags. Je reviens sur l’ouvrage de Huët dans quelques lignes. Désolé pour la personne mise en garde à vue pour rien mais ça aura moins permis un mème amusant sur x.
Un reportage diffusé le 26 septembre dernier sur TF1 revient sur le sujet : l’enquête n’a à ce jour pas donné le moindre résultat. Mais les “journalistes” de TF1 citent un proche du dossier et indiquent “L’enquête penche très fortement vers l’ultra-gauche, la mouvance anarcho-autonome”. La plaisanterie continue…
Le vertige de l’émeute donc. Je préfère parler des livres qui m’ont plu donc je vais faire encore plus court que d’habitude. C’est écrit gros, c’est très ampoulé, répétitif et ça mélange un peu tout et n’importe quoi. J’aurais pu m’arrêter page 40 quand l’auteur indique “depuis 2013, je participe aux émeutes à l’intérieur du cortège de tête [sic] […] Ces analyses sont donc issues de l’expérience directe d’une cinquantaine d’émeutes [re-sic] à Rennes, Paris, Nantes et Notre-Dame des Landes.” Vus les extraits de son carnet de bord, on a souvent été aux mêmes manifs et honnêtement, on a frôlé l’émeute le 14 juin 2016, on a vécu une poignée d’émeutes lors des Gilets jaunes ; le reste du temps, on a surtout pris des lacrymos plein la gueule… Et je n’ai jamais entendu le slogan “Paris, Paris, rejoignez-nous” (page 187), j’ai souvent entendu “Paris, debout, soulève-toi !”. Le slogan n’a pas été super efficace.
Pour en terminer avec le sabotage, j’avais prévu de revenir sur les deux pages de revendication signées “Une délégation inattendue” qui ont circulé ici et là. Elles ont un côté Comité invisible pour les nuls assez rigolo et quelques passages grossiers qui sentent bon le chatGPT…
Références
Favre, Pierre (dir.). La manifestation. Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990.
Letteron, Roseline (dir.). La liberté de manifestation : du XIXe siècle aux Gilets jaunes. Sorbonne essais. Paris: Presses Universitaire Paris Sorbonne, 2020.
Huët, Romain. Le vertige de l’émeute. Des zad aux Gilets jaunes. Presses Universitaires de France, 2019.
blablADN. Tout cramer pour brûler + longtemps : un guide pour ne pas laisser de traces, 2021. (en ligne)
L’image en haut de page est issue du Pavillon noir, n°2, avril 2010.
Aubervilliers, 3 octobre 2024
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Beauguitte (3 octobre 2024). Manifestations, émeutes & sabotage (lectures, septembre 2024). Espaces et radicalités. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ezl