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Luttes, flicages & champignons (lectures, mai 2024)

Il y a des périodes où je lis beaucoup. Parfois de la science-fiction, parfois des romancières contemporaines, parfois de l’histoire, parfois des essais politiques. En ce moment, je lis un peu tout et n’importe quoi en essayant de varier les sujets et les disciplines et surtout de lire le moins possible de façon utilitaire – j’y reviendrai bien assez vite le jour où je reprendrai le chemin de l’HDR (non, je n’ai pas encore complétement abandonné ce projet…).

Luttes

Relire les trois ouvrages signés du Comité invisible – ouvrage déjà lus et relus – soit dans l’ordre L’insurrection qui vient (2007), A nos amis (2015) et Maintenant (2017) – reste un plaisir politique fort. Ces personnes savent écrire et les diagnostics posés n’ont pour la plupart pas pris une ride, hélas. Le succès de ces ouvrages a évidemment agacé plus d’un·e militant·e et les textes anti-appellistes sont nombreux, parfois drôles (« Toi aussi, écris comme un révolutionnaire du dimanche soir », mis en ligne le 12 mai 2020), parfois amers (voir les textes écrits en 2018 sur la normalisation de la zad de NDDL, Contre la légende et l’oubli). Un certain nombre de ces textes sont présents sur Dimanche Aprèm, clin d’oeil au média en ligne lundiam.

L’ouvrage Technocritiques (2014, réédité avec une postface inédite en 2016) de François Jarrige est à la fois passionnant et déprimant. Cela fait des décennies, voire des siècles, que des auteurs et autrices soulignent que le « progrès » lié à l’industrialisation s’accompagne en vrac de destruction des ressources, d’augmentation des inégalités et d’une perte croissante de l’autonomie. Et cela fait des décennies que la fuite en avant continue. Ah, un monde bourré de centrales nucléaires et d’éoliennes géantes pour alimenter smarphones, voitures électriques et panneaux publicitaires, c’est vrai que le développement durable écoresponsable et autres fait rêver.

Heureusement, il y a des personnes qui luttent, à leur manière. Voir par exemple le joli site sansnom, le zine Les bonnes nouvelles dont 3 numéros sont parus à ce jour ou le tout nouveau Chaline (numéro 1 paru eb mai 2024).

Grâce à une collègue basée à Genève, j’ai découvert l’excellent trimestriel suisse et féministe Panthère première (le numéro 9 est sorti il y a peu) qui a également un site internet chaudement recommandé. Il sera plus difficile de mettre la main sur Pas gentille (deux numéros parus à ce jour), brochure diffusé uniquement en version papier et compilant des textes féminins variés, tant dans la forme que dans le fond (maternité, vieillissement, sexualité, désirs et, inévitablement, violences masculines).

J’avais évoqué il y a des années l’excellente revue Nunatak. Revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes, disponible gratuitement en ligne et à 3 euros dans les librairies dignes de ce nom. Plusieurs textes interrogent dans les deux derniers numéros la cohabitation entre autochtones et néoruraux, qu’ils s’agissent de la (non-)fréquentation de certains lieux (8), de l’échec d’une lutte dans les Cévennes (9) ou des positions sur l’écobuage (9). L’avant-dernier numéro contient deux textes grinçants sur la mode du cyclotourisme et l’épidémie des vélos électriques et le dernier un témoignage passionnant sur les conditions de travail et la condition d’un syndicat de bergères.

Flicages

L’attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020 est un ouvrage passionnant et passablement déprimant (oui, ce sont les mêmes adjectifs que pour Technocritiques). Si, comme moi, vous avez été effaré·e par la médiocrité des macronistes (je n’en attendais rien, certes, mais à ce point…), la propagande médiatique délirante, l’arbitraire policier généralisé et surtout notre propre degré de soumission, l’ouvrage vous rappellera de dizaines de mauvais souvenirs. On s’en doutait un peu et les auteurs le montrent : parmi les pays dits démocratiques, la France a été l’un des États où la répression a été la plus forte et la plus coûteuse pour la population. L’incurie gouvernementale n’a guère été dépassée que par les mesures parfois délirantes d’élus locaux, soucieux de surveiller et réprimer davantage encore. Non contents de fournir une étude détaillée et comparative de la période, les auteurs fournissent en accès libre les données et les scripts utilisés pour leurs analyses (https://l-attestation.github.io/). Ça devrait être la norme mais ça ne l’est pas donc bravo et merci ! Pour les personnes souhaitant un compte rendu plus précis, voir celui d’Olivier Martin dans le journal Lectures.

Expérience d’obéissance de masse bien pratique ma foi pour préparer les JO qui s’annoncent comme un joli moment de contrôle et de surveillance généralisés. Si Zbleul 2024 a toute ma sympathie, il est probable que les problèmes (déplacements, gestion des foules, arbitraire policier) lors des JO soient causés par l’excès même de contrôle plutôt que par les trop rares opposant·e·s à ce cirque ruineux.

Champignons

Paru en 2015, traduit en français en 2017, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme de l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing est sans doute l’ouvrage scientifique le plus stimulant, tant au niveau de la forme que du fond, que j’ai pu lire ces dernières années. L’autrice s’intéresse au matsutake, champignon très prisé au Japon et qui présente la caractéristique de pousser dans des forêts détruites par l’exploitation capitaliste. Variant les échelles d’analyse (de la parcelle au système capitaliste global), les terrains d’enquête (Oregon, Japon, Chine, Finlande) et les rencontres (des cueilleurs aux scientifiques spécialistes du champignon), l’ouvrage offre des perspectives presque optimistes sur ce qui nous attend collectivement mais aussi des manières réjouissantes de penser et d’écrire la recherche.

Références

Théo Boulakia et Nicolas Mariot, L’attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020. Paris: Anamosa, 2023.

Jarrige, François. Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences. 2e éd. Paris: La Découverte, 2016.
Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Paris: La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2017.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Beauguitte (31 mai 2024). Luttes, flicages & champignons (lectures, mai 2024). Espaces et radicalités. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11r1n


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