En 2023, un collègue me propose d’écrire un chapitre sur les zad pour un ouvrage collectif à paraître chez un éditeur privé. Ayant eu une première expérience peu concluante avec l’éditeur en question, n’ayant pas fait de terrain sur zone depuis février 2018 et n’ayant fourni aucun travail sur le sujet depuis 2019, je décline la proposition.
Début mars 2024, je reçois un mail d’un collègue de Paris 13, collègue que je ne pense jamais avoir rencontré. Il me propose d’écrire une notice ZAD dans un dictionnaire à paraître aux éditions du CNRS (version papier payante et version librement accessible en ligne). Je lis le descriptif du projet, les consignes aux auteurs et autrices et accepte le lendemain. J’ai trois mois pour écrire 10 000 signes maximum, espaces compris.
Recevoir ce type de sollicitations d’une personne qu’on ne connait pas est évidemment flatteur : quelqu’un quelque part a lu vos travaux et les a trouvé un petit peu pertinents. Ce sentiment réconfortant doit être nuancé : il est tout à fait possible qu’avant moi x auteurs et autrices aient refusé le projet et que je ne sois qu’un choix par défaut – je ne pose pas la question, ça ne se fait pas, mais il arrive qu’on l’apprenne ensuite.
Comment faire pour écrire sur la ou les zad (je reviens sur cette interrogation dans quelques lignes) en 3 pages, avec 3 à 5 références et sans note de bas de page ni illustrations ?
Première étape : relire en prenant des notes tous les ouvrages, articles et brochures en ma possession sur le sujet. Quelques dizaines d’heures.
Deuxième étape : actualiser la bibliographie en lisant tous les ouvrages, articles et brochures parus sur le sujet depuis 2019. Quelques dizaines d’heures aussi.
Troisième étape : faire un point sur la production médiatique et militante et l’utilisation du terme zad – le terme zadiste, comme le terme black bloc, veut caractériser des individus par des pratiques, pratiques pouvant être occasionnelles, ce qui n’est pas très sérieux – ce serait comme considérer qu’une personne est “fasciste” parce qu’elle a voté une fois RN. Là, c’est plus rapide, le terme étant employé de façon tellement fantaisiste qu’il est inutile d’y consacrer trop de temps.
Deux-trois petites choses sur les travaux signés par des universitaires
Premier constat lié aux relectures : les textes académiques qui me paraissaient intéressants il y a quelques années continuent à me paraître stimulants ; les textes que je trouvais médiocres continuent à me sembler médiocres. Par contre, la littérature militante et para-militante (littérature paraissant chez des éditeurs reconnus mais qui sont des essais favorables aux zad sans la moindre démarche empirique) me convainc moins aujourd’hui.
Les deux textes les plus visibles dans ma discipline ont été commis par deux personnes qui n’ont jamais mis une botte sur zone et qui brodent sur les représentations médiatiques dominantes : un chapitre d’ouvrage d’une star française de la discipline qui a visiblement du mal à comprendre qu’on puisse refuser la métropolisation néolibérale en cours ; une conférence devenue livre et qui continue à me faire grincer des dents à chaque lecture – quand quelqu’un utilise des termes comme “casseurs”, “poussée de fièvre” ou “mouvement zadiste”, vous regrettez d’avoir acheté ce que la star française ose qualifier d'”analyse détaillée”.
Les seuls travaux intéressants ont été écrit par des personnes qui ont fait du terrain sur zone et qui, de fait, soutenaient les luttes en cours. Comme l’écrit à juste titre Geneviève Pruvost, “la question de la neutralité ne se pose pas : aller à la ZAD, c’est soutenir cette lutte d’occupation et y contribuer dans la mesure de ses moyens et de ses préférences politiques” (Pruvost, 2015). Dechezelles et Olive (2017) indiquent de leur côté : “Travailler et vivre sur les lieux occupés, c’est pour beaucoup un carrefour entre un engagement personnel, une éthique professionnelle et une certaine conception du rôle social et politique de la recherche.”
La limite évidemment est de masquer les aspects les moins séduisants de la réalité observée. Si la zad de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) a été de 2008 à 2018 le plus grand territoire autogéré anticapitaliste d’Europe, si elle est devenue une référence incontournable pour les mouvements de lutte anti-autoritaires, elle n’a jamais été la commune rêvée / fantasmée par certains collectifs. Certes, pour reprendre les termes du Comité invisible, “on y respirait mieux que partout ailleurs” – de mémoire, ça se trouve dans A nos amis (La fabrique, 2014) mais je n’arrive pas retrouver la page. Cela n’empêchait pas la zad d’être un environnement très majoritairement masculin, blanc et hétérosexuel. Les deux premiers aspects avaient déjà été soulignés par Barbe (2016) et Verdier (2018) – détail qui n’a pas été repris dans l’ouvrage tiré de sa thèse (Verdier, 2021). L’ouvrage de Sylvaine Bulle, paru après la normalisation de NDDL, évoque également le dernier aspect. C’est d’ailleurs le travail scientifique – parfois difficile à lire, et qui surestime peut-être l’influence des livres du Comité invisible, et surtout celle de la revue Tiqqun – qui masque le moins les tensions, les difficultés, les limites du modèle NDDL (violences, dépendances, inégalités notamment).
Encaisser
Parcourir les textes militants récents, c’est lire par exemple le recueil de textes écrits à NDDL en 2018 et diffusé sous forme de brochures en début d’année, Contre la légende et l’oubli. Avec femme, enfant et ami·e·s, nous étions à l’est de la NDDL en 2018 pour la “fête de la victoire” et la victoire avait un goût amer. La route des chicanes était redevenue une bête et laide départementale aux abords rasés de frais et les occupant·e·s de l’est savaient à quoi s’attendre (destruction des lieux de vie et expulsion programmée de la zone). L’ensemble des textes de cette brochure montre la vitesse avec laquelle la “zone d’autonomie définitive” a été normalisée. Lire les brochures, feuilleter mes carnets de l’époque, parcourir les photos, penser aux séjours dans le bois Lejuc, aux visites à Haren ou à NDDL, c’est aussi se rappeler que ces zones d’autonomie temporaire ont disparu. Et le regretter. La vie y était plus riche que partout ailleurs…
Une ou plusieurs zad ?
En 2012, le gouvernement de centre-droit échoue à évacuer la zad. Le récit mythique évoque une résistance acharnée et plurielle, résistance qui effectivement a eu lieu ; le récit plus prosaïque rappelle que l’opération César a échoué aussi parce qu’il y avait sur la zad des fermes non expulsables servant de bases de repli (collectif comm’un, 2019). La création de plus de 200 comités de soutien en France et ailleurs s’accompagne de la popularité croissante du slogan Zad partout. Partout, il est possible d’agir pour soutenir la zad. Et non pas il est possible de créer des zad partout – cf le texte Label Zad et autres sornettes mis en ligne le 16 novembre 2015.
Il y a eu ailleurs des zones occupées. Parfois très brièvement (Oléron), parfois de façon plus longue (Roybon). Le label zad a tantôt été repris (Haren, Roybon, Sivens), tantôt non (bois Lejuc à Bure). Des différences majeures apparaissent pourtant entre NDDL et les autres zones : la surface occupée, le nombre d’occupant·e·s, de lieux de vie et leur diversité, le degré d’autonomie, notamment alimentaire. NDDL s’approchait d’une forme d’autonomie, ce qui n’était le cas d’aucune autre zone. Et j’aurais tendance aujourd’hui, contrairement à ce que j’ai pu écrire en 2018-2019, à considérer qu’il y a eu une zad et une seule. Ailleurs, il y a eu des squats affinitaires en plein air, ce qui n’est pas si mal et a pu dans certains cas permettre, quand le militantisme légaliste et le militantisme d’expertise complétaient efficacement le militantisme occupationnel, de faire annuler certains projets. Qu’il y ait une zad et des zones n’empêchait évidemment pas des circulations intenses entre lieux, circulations de personnes, de textes et de pratiques.
Premier jet
Noter, encaisser, trier puis se lancer dans un premier jet. Le trouver mauvais. Trop descriptif, trop factuel, peu problématisé. Reprendre, corriger, définir, épurer. Trouver ça pas si pire. Bon, je ne parle ni de barricade (bornes symboliques et toujours présentes des zones) ni de Rémi Fraisse, je ne cite pas les excellents travaux de Geneviève Pruvost, tant pis, je ne peux pas tout mettre. Le faire circuler : est-ce que c’est suffisamment clair ? Est-ce qu’une personne qui ne connaît rien à la ou aux zones comprendra ce que je raconte ? Je ne sais pas, j’attends les retours.
À suivre…
Références
Barbe, Frédéric. « La “zone à défendre” de Notre-Dame-des-Landes ou l’habiter comme politique ». Norois 238-239, nᵒ 1-2 (2016): 109-30.
Bulle, Sylvaine. Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie de Bure à N.-D.-des-Landes. Grenoble: Éditions de l’Université Grenoble Alpes, 2020.
collectif comm’un. Habiter en lutter. Zad de Notre-Dame-des-Landes, quarante ans de résistance. Paris: Le passager clandestin, 2019.
Dechezelles, Stéphanie, et Olive, Maurice. « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer ». Politix 1, nᵒ 117 (2017): 7-34.
Pruvost, Geneviève. « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste ». Sociologie du travail, nᵒ 57 (2015): 81-103.
Verdier, Margot. La perspective de l’autonomie. La critique radicale de la représentation et la formation du commun dans l’expérience de l’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Thèse de sociologie, Université Paris Nanterre, 2018.
Verdier, Margot. Le commun de l’autonomie. Une sociologie anarchiste de la zad de Notre-Dame-des-Landes. Vulaines sur Seine: Éditions du Croquant, 2021.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Beauguitte (6 mai 2024). Retour sur zones. Espaces et radicalités. Consulté le 24 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11nby